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Éditomanie

Dernière mise à jour : 11 déc. 2022

Nous sommes découpés par les mots. Et il serait vain de vouloir s'en extraire par le vide de l'esprit ou le plein du corps, les deux n'étant parents que de la mort. La pleine conscience, qui semble paradoxalement vouloir se débarrasser de tout ce qui pourrait en rester, n'existe pas. C'est un idéal, un vœu de toute-puissance et de maîtrise qui n'a rien de très noble quand on s'interroge sur son origine. C'est pourtant là un phénomène de notre temps qui dans les cervelles et les cœurs tendres fait des ratages. C'est trop s'éprendre de soi que de vouloir s'élever au-delà des contingences de la matière, de la matière de notre désir qui s'incarne dans nos passions pleines et tristes, ce mal qui nous consume et qu'on consomme avec un plaisir quelquefois non dissimulé. Cette absence contrainte à soi-même qui quête le nirvana cherche à mettre l'index sur la bouche du désir. Il est pourtant bien nécessaire de l'ouvrir pour en laisser sortir les exhalaisons, au risque de s'intoxiquer de l'intérieur ou de dégager une haleine fétide ; tout cela est une question d'hygiène. Évidemment, la laisser trop béante provoque à peu de choses près les mêmes résultats, à ceci qu'au trop-plein intérieur se substitue ce manque-en-soi.


Car il est nécessaire d'absorber un peu ce qui nous parvient, de le retenir, de le contenir, quitte à en refouler certains éléments, pour que se maintienne une certaine hygiène, un rapport possible aux autres et à soi-même. Faire société, ça n'est jamais que cela. On ne risquera pas grand-chose à dire que nos sociétés contemporaines tendent à se débarrasser de plus en plus de cette fonction disconvenante qu'est la castration, avec la complicité croissante des discours* qui se déversent dans nos oreilles. À regarder autour de nous, il semble que nous réservions à la castration de nouveaux sorts. Si le refoulement névrotique la combat et tente de ménager à travers le symptôme un compromis acceptable, une reconnaissance hostile mais garante de l'instance tierce, médiatrice, souscriptrice d'un ordre fondé sur l'impossible de la jouissance et de la complétude, il n'en est pas de même du déni qui, lui, consiste à faire comme s'il n'en était rien – je rappelle à ce titre que le déni est la caractéristique principale de la perversion.

En ce cas, la castration a été perçue comme possibilité mais il s'est produit un arrêt, une « fixation », un figement sur le chemin de sa reconnaissance, tel l'oeil du désir qui se cherche s'arrêtant sur le rebord d'une jupe, la dentelle d'une culotte ou l'aiguille d'un talon pour ne pas se risquer d'entrevoir ce qui manque – ce phallus* maternel dont le pervers se fait le représentant imaginaire et l'incarnation.


On voit ainsi ce qu'il en est du père, qui vient normalement asseoir son interdit, sa jouissance privilégiée et exclusive sur la mère. Père qui n'est autre que le désir de la mère (porté « ailleurs » par le soupir de son manque-à-être et le voeu d'un objet impossible qui viendrait le combler), se présentant à l'enfant au gré d'un certain hasard, même si ce père symbolique vient souvent s'incarner dans la figure du père réel; et d'introduire le sujet à une autre dimension du phallus. Le névrosé a, en quelque sorte, levé le voile, reconnu le manque de la mère et -par conséquent- dans l'Autre ; il s'est alors laissé guider par le père, ce père garant d'une possibilité de substitution, de recouvrement de la possibilité de jouir, « plus tard et (à) jamais », en lui désignant la Loi et la représentation de cet objet qu'il s'agira de se donner les moyens d'avoir. Libre ensuite au sujet d'en reconnaître les miroitements et la brillance où il voudra dans notre monde. Cette digression pour venir pointer ce qu'il en est aujourd'hui d'un rapport pervers venant constituer le lien social. Avec ces quelques notions, on pourra alors repérer les répercussions structurelles de la mutation culturelle et sociale que nous voyons se dérouler depuis quelques années. Des individus soumis à un consumérisme qui les tient par la jouissance, les laissant peu enclins à en discerner la limite, précipités dans un ordre matériel et technologique qui vient recouvrir de ses objets sophistiqués le manque, la frustration, la solitude, l'ennui, autant d'avatars de la castration mais vecteurs du désir en ce qu'ils contraignent à la nécessité de métaboliser la pulsion en la différant (la « différance » de Derrida qui diffère et différencie). Des enfants produits du divorce, sans domiciles fixes (comme dit Charles Melman), aux repères qui se dissolvent en même temps que l'ordre symbolique et dont les pères absents - qui ne le sont pas moins d'être plus présents car destitués de leur fonction particulière- sont invités à communier dans une « parentalité » qui distribue les rôles de façon équitable au sein du couple. Une avancée et un progrès, en théorie, mais dont la conséquence pratique est que l'enfant se retrouve souvent sous la dépendance (et le désir) de la mère dès que survient la séparation. Le risque, c'est que cette mère ne vienne à jouir trop de son enfant, qu'elle en fasse son petit trésor, son fétiche, sa propriété personnelle et exclusive. Essayez de regarder quelles sont les manifestations de ce remaniement dans la structure. N'avons-nous pas tous les jours, dans le théâtre de plus en plus comique et pathétique de la politique et de ses figurants, la preuve d'une fragilité toujours plus grande du mécanisme du refoulement? La preuve du déni opéré par nos représentants, où un énoncé vient être contredit par la même bouche le jour suivant, rendant difficile d'y repérer la moindre trace d'une énonciation consistante – d'une quelconque énonciation, d'ailleurs. Si la scène politique a toujours été reconnue comme le lieu d'une représentation, au sens où le semblant et la fiction sont garantes d'un certain ordre, il semble qu'aujourd'hui nous n'ayons même plus le souci de nous rendre cohérent dans ladite représentation, de tenir notre rôle, pour ainsi dire. De la rhétorique et de la sophistique, qui cherchaient au moins à allier à leur égard les apparats de la logique, nous sommes passés à une communication qui elle ne s'en embarrasse plus et lui préfère la séduction, la manipulation, le déni du passé dans un présent perpétuel nous condamnant à l'absence d'avenir...

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